"Avec toi j'arrive à verbaliser".
Elle a dit ça à moi, qui lutte tant jour après jour pour dérouler une analyse au fil des mots, et alors même que je commence tout juste à venir doucement, tout doucement, vers l'oral. Phrase après phrase, idée après idée, elle disait oui, elle détaillait, elle confirmait la formulation. Je la précisais, elle reprenait mes mots à son compte. Je savais ce qui était en train de se passer, car ça faisait déjà plusieurs semaines que je le sentais venir, en particulier avec elle. Anète et moi nous sommes complétées mutuellement pendant cette heure et demie arrachée au quotidien : j'ai été ses mots, elle a été mon sentiment de bien-être.
Elle a écouté patiemment ce que je venais de hurler à la psy, ce que j'ai cherché à dire le plus sincèrement, le plus directement, elle l'a écouté sans jamais juger, en riant parfois, en ouvrant les yeux souvent, en souriant toujours. J'ai dit des mots, et ce que j'aurais voulu sous-titrer était "dis-moi que ça n'est pas grave". Elle m'a dit des mots, et ce que j'entendais était "aime-toi". Nous nous sommes comprises. L'espace d'une heure trente, rien ne m'a semblé ni indicible ni anormal. Toute ma vie, oh j'exagère si peu, est devenue une évidence.

Anète, une des cinq à qui j'ai donné mes mots, à qui j'ai donné mon amour, à qui j'ai donné mon temps, mon corps, ma voix.

Depuis des mois, la machine à désirer tourne au ralenti. Je crois pouvoir dire sans me tromper qu'elle s'est arrêtée momentanément, laissant place au pilote automatique, mes amis. -ies, en l'occurence.
Je les ai choisies, après les avoir observées si longtemps. J'ai bien pris le temps d'être sûre que chacune ne me laisserait pas tomber. J'ai laissé passer le temps, j'ai été insupportable, j'ai crié, j'ai contredit, j'ai blessé même. J'ai testé la résistance par tous les bouts, j'ai tiré, j'ai mordu, j'ai laissé prendre la poussière, j'ai foutu sous l'eau, et mis le feu aux poudres. Pendant des années. Ces derniers mois ont été l'épreuve du feu, car je me suis donnée en spectacle. Je me suis montrée sous mes pires aspects, en me donnant l'impression d'être une clocharde qui se délaisse. Master à l'abandon, pleurage à l'infini d'une fille qui ne me reviendra jamais, ressassements de la douleur Succube, appartement en vrac. Rien n'allait. Rien ne va, pour ce que j'en sais.
Mais ces cinq là, elles sont là. Elles sont là parce que je les ai choisies pour la vie, oh j'exagère encore si peu. A travers les mots que j'ai enfin pu leur donner, j'ai sous-titré "je t'aime" chaque fois que je le pouvais. J'ai suspendu le cynisme, parfois, et l'ai remplacé par des mots de faiblesse, par moi sans carcasse d'acier. Le théâtre m'y a amenée ; mes parents ont eu le même traitement. La réponse que j'ai eue en retour m'a submergée.

Elsa, Sana, m'ont rendu au centuple ce que je leur ai donné. Je me suis enfin ouverte à l'amitié d'Anète. Sarah, Coline, peuvent aussi bien être devenues des parties de moi.

Tout à l'heure, en quittant Odéon, j'ai réalisé qu'elles aussi m'avaient choisie. J'ai compris que j'avais la plus belle amitié du monde avec chacune de ces filles, car j'ai enfin compris que j'étais unique pour chacune d'elles. Ma machine à désirer n'aurait pas osé en demander autant : je dois donc peut-être la remercier de s'être éteinte. Peut-être aussi que j'étais déjà unique à leurs yeux depuis bien longtemps, mais je n'arrivais pas à le voir. J'étais trop occupée à courir après mes partenaires, à courir après mes études, à courir après du clinquant. Foutue machine à désirer.
Mais mon monde s'est à peu près écroulé, sauf pour elles comme je le disais. Elles ont été mes battements de coeur, je ne suis même pas sûre d'exagérer. Au milieu du noir, au milieu du bordel, avec leurs défauts qui m'exaspèrent, avec leur intelligence qui me souffle, avec leur amour, je me suis sentie portée, quoiqu'il arrive. Ce qu'elles ont réussi, ce qu'elles ont cru rater, ne sert qu'à nourrir notre amitié. Il ne m'a manqué, jusque là, que les mots pour dire merci.
Mais tout à l'heure, en m'engouffrant dans la station au bras d'une fille en doudoune, j'ai réussi à dire merci. Je me demande si ce n'était pas la première fois que je le DISAIS. Je n'ai même pas hésité ni cherché mes mots. Ca m'a semblé si simple, si fluide.

Je ne sais pas quand je reviendrai à ma vie. En revanche, je sais ce qui en fera partie : elles, entièrement, tous les souvenirs inclus. Je ne serai jamais écrivain, mais je rêve d'immortaliser leur légende avec mes mots, parce que mes mots, c'est en partie à elles que je les dois.