A la fin tu es las de ce monde ancien (Apollinaire)
Enfin donc un soir, j'ai changé de peau,
J'ai mis une écharpe, des gants, un chapeau
Et, malheureux, j'ai consciemment perdu la mémoire.
(Les Ogres de Barback)
Je pourrais bien brûler les preuves
Etre inconnue à cette adresse
Et ne plus jamais reconnaître
Ta voix que je connais si bien.
(Keren Ann)



Quelqu'un (mais je sais pas qui) a dit "partir, c'est mourir un peu". Je crois que le désir de partir, pas simplement voyager, est effectivement une sorte de suicide. On s'exile quand on veut nier sa vie, son passé. Quand on voudrait repartir de zéro pour s'offrir une nouvelle vie. Et pas juste un désir de nouveauté, c'est bien plus : le seul moyen de se retrouver face à soi, quand on s'est perdu dans les autres.
Abandonner cette part de soi qui appartient aux autres et vivre ailleurs.

Ailleurs est un mot plein de promesses. "Ailleurs". Changer de lieu pour se consoler de ne pouvoir accélérer ou ralentir le temps. En fait, quand on part, on accélère le temps, d'une certaine façon : les mauvais souvenirs s'effacent tout seuls, alors qu'il faudrait des mois ou des années pour les oublier. Partir pour oublier, oublier "ta voix que je connais si bien", par exemple.
Faire table rase des fantômes.

Table rase, tout envoyer en l'air, parce que l'air ambiant me pèse.
Partir loin de la grisaille ambiante, loin de Montreuil loin de Paris. J'aime beaucoup ces lieux (heureusement parce que je n'ai pas bougé depuis ma naissance), mais vient un moment de "trop plein". Quitter des lieux un peu trop familiers, un peu trop arpentés, un peu trop marqués par mes souvenirs. Chaque rue, chaque recoin, chaque parc, chaque promenade me ramène un peu trop à des vies que j'essaie d'oublier. Des trottoirs aussi usés que ma mémoire.
J'aimerais prendre la fuite.

Fuite. Le mot est lâché. Une fuite, parce que je ne sais faire que ça.
En seconde, j'ai fui Ludivine, puis j'ai fui Charlotte (une des nombreuses Charlotte que je connais, différente de celle de l'article précédent). J'ai changé deux ou trois fois d'adresse Msn pour fuire des personnes que j'aimais. J'ai fui Antoine, j'ai fui Philippe. J'ai aussi fui la confrontation avec les filles qui ont presque pourri ma scolarité, alors que j'avais le besoin presque physique de leur mettre ma main à la gueule. J'ai fui cette salope d'Aurélia, et peut-être me faudrait-il une nouvelle fuite pour oublier cette première lâcheté. Arrivée en hypo, j'ai encore cherché à fuire une certaine image de moi qui me collait trop à la peau, comme une renaissance.
Là j'aimerais tant "tout" fuire ou presque. Fuire ma mère, peut-être pour avoir une chance de grandir enfin, loin de sa présence envahissante. Fuire aussi qui est tout pour moi, mais qui m'empêche d'aller de l'avant. Fuire une vie très belle, mais qui m'a coincée dans les filets de mes mauvais souvenirs. Fuire toute ces fuites. Aller jusqu'au bout de ma logique.

Et ma logique est simple, c'est celle de tous ces gens : "Marc Antoine a perdu un empire pour Cléopâtre. Ophélie se jeta dans la rivière parce qu'elle crut qu'Hamlet ne l'aimait pas. Doña Inés se suicida pour don Juan et revint du paradis afin d'intercéder pour le salut de son âme. Werther se tira une balle dans la tempe quand il apprit le mariage de Charlotte. Rimbaud, qui avait écrit des oeuvres magistrales à seize ans, n'écrivit plus une ligne à partir de sa rupture avec Verlaine, devint trafiquant d'esclaves et se suicida sur le plan littéraire. Camille Claudel était folle de Rodin, qui ne leva jamais le petit doigt pour elle." (Lucia Etxebarria, Amour, Prozac et autres curiosités)

Et moi, je veux partir pour oublier.

[ Bande Son ]