Hier soir, avant de m'endormir, j'ai dû passer une demie-heure à me demander ce que mon adolescence avait changé chez moi. Et très bêtement, j'en suis arrivée à "tout". Très bêtement, car c'est le cas de tout le monde. Mais depuis à peu près 6 mois, depuis la fin de l'hypô et mes 18 ans en fait, je n'arrête pas d'y penser.
En trois ans, je suis devenue quelqu'un d'autre.
C'est l'histoire de Mademoiselle Nombril, qui vivait autrefois au Centre du Monde. Petit bout d'enfant qui était loin d'être effacée, elle n'aimait pas qu'on la contredise, et le faisait savoir. Il lui arrivait souvent de remarquer "ah bon tu ne savais pas ça" sur le ton de l'évidence, et parfois de dire de but en blanc "mais de toute façon, tu ne comprends pas". On lui disait souvent d'une manière ou d'une autre qu'elle avait de l'esprit, et rien ne lui plaisait davantage que de jouer au singe savant.
C'était une enfant calme, qui savait faire le clown devant ses amis et ses camarades. Elle était un peu beaucoup passionnément égocentrée, et adorait se faire remarquer en classe. Elle était tellement susceptible qu'elle prenait tout personnellement, car elle était habituée à être la petite reine de son monde, des parents aux instits. Et pourtant, elle avait des amies. Aussi incroyable que cela puisse paraître. Il faut dire que Mademoiselle Nombril pouvait aussi être très gentille, et se trouvait même toujours désarmée face aux remarques gratuitement blessantes des autres.
Mademoiselle Nombril n'aimait pas du tout le changement, et cultivait les souvenirs en les arrosant de ses pleurs. Même lorsqu'il n'y avait aucune raison de s'attarder sur un événement, elle détestait qu'il prît fin et pleurait pour le revivre. Sans succès, évidemment. Mademoiselle ne savait pas, ou n'avait pas envie de le savoir, que la fin de quelque chose est également le début d'un autre. Elle n'allait jamais au-devant de la nouveauté.
Mademoiselle croyait en sa toute-puissance, refusait la moindre faiblesse, et pleurait toujours en cachette. Avouer quoique ce soit de personnel lui était impensable. Elle en a accumulé des non-dits, comme ça. Mais en surface, tout allait bien. Elle ne se disputait jamais avec ses parents, même si elle n'était pas toujours docile. Il faut dire aussi que ses rares problèmes étaient plutôt superficiels, et concernait surtout l'éveil amoureux. Mademoiselle Nombril se trouvait heureuse, et aimait bien le mot "bonheur" qui lui semblait plein de sens.
Son héroïne préférée était "Antigone" d'Anouilh, car, comme pour elle, le moindre compromis lui semblait la pire des trahisons. Aucun compromis possible avec ses idées, avec ses choix, avec sa volonté. La nuance n'existait pas dans son monde. Et bien évidemment, le monde devait se plier à ses ordres. Les discussions tournaient souvent court face à sa certitude de la vérité. Mademoiselle Nombril est un tyran-né qui ne sait pas ce que signifie "Autrui".
Et puis est venu le lycée. Mademoiselle avait déjà amorcé la transformation en fin de troisième, en étant vraiment amoureuse pour la première fois (et peut-être un peu en voulant passer en L). A la fin du lycée, Mademoiselle connaissait la nuance. J'ai appris ce que signifie "autre".
Une révolution en somme.
Ma classe de seconde a été un enfer à double-tranchant. Je me suis rarement autant replié sur moi-même, mais ça m'a servi à mieux rebondir. J'étais une vraie barbare qui ne parlais à personne. Et par la suite, toujours à l'esprit le souvenir de ma seconde, j'ai tout fait pour m'en éloigner le plus possible.
Avec le recul, peu de personnes à cette époque pouvaient me sortir la tête de l'eau. Mon copain de l'époque, Philippe, que je ne remercierai jamais assez d'avoir supporté un an le boulet que je pouvais être, et que j'ai quitté quand j'allais mieux et que je m'ennuyais à ses côtés. Et mes deux meilleures amies, Marie et Cam', grâce à qui j'ai découvert des caractères à l'opposé du mien. Mais le plus fort de mon amitié avec Marie n'a pas résisté aux aléas de l'adolescence.
En plus, pour couronner le tout, j'étais super moche. Je m'habillais comme l'as de pique (pire que maintenant, si si, c'est possible), je me maquillais mal, et je n'avais aucun goût (pire que maintenant, si si, c'est possible *bis*). Même mes goûts musicaux ne ressemblaient à rien. Je déteste revoir des photos de moi datant du début du lycée. J'étais en pleine phase de transition entre mon allure de jeune collégienne fashion (jolie dans son style) et celle que j'ai maintenant (genre assez indéfinissable, que Sarah qualifierait de "ah vraiment !")
Cette année était une bombe sociabilisante à retardement. En étant de nouveau confrontée à la mixité (après un collège non-mixte), à de nouvelles personnes (après 4 ans de fréquentation des mêmes têtes), je me suis braquée. La réaction s'est faite en première L, où tout était en place pour que je puisse m'épanouir. Après la crise enfermante, je suis passée par la crise qui force à l'ouverture. Celle où on sort de soi-même pour découvrir qu'il existe un monde hors du sien. Et paradoxalement, ça s'est fait grâce au cocon de 15 élèves, laboratoire où j'ai mis le nouveau "moi" à l'essai.
L'année de première est une année de transition. Déjà, la filière littéraire n'y est pas pour rien, car j'ai tendance à prendre ce goût du littéraire pour une partie profonde de mon caractère. C'est l'année de tous les bouleversements sentimentaux, et même amicaux. Rupture avec Philippe, et tout ce qui s'ensuit. Le froid avec Aurélia. Pas envie de refaire le détail. Ce qui compte, c'est que ça s'est produit durant la période centrale de mon adolescence. Avec toutes les conséquences possibles. Et les pires réactions qu'on puisse avoir, les plus auto-destructrices, les plus dramatisées aussi.
Là j'ai envie de faire deux comparaisons de khagneuse en pleine étude de "La France 1789-1815". Désolée d'avance pour ceux qui ne les comprendront pas complètement, mais après tout c'est mon blog, et je trouve que ça explique très bien ma réaction d'alors. Déjà, j'ai envie de comparer mon année de première au Consulat et à l'Empire napoléonien : j'ai gardé de l'année de seconde uniquement ce qu'il fallait garder (apprendre à réfléchir avant de parler, écouter les autres sans forcément parler.. en un mot, l'apprentissage forcé de l'humilité), et j'ai viré ce qui était en trop (mutisme excessif, haine de gens à qui je n'ai jamais parlé). J'ai aussi gardé ce que j'ai compris avec la musique, et je l'ai ensuite transposé aux gens : on gagne toujours à découvrir.
La seconde comparaison est encore plus psycho-intello-Arte, mais bon. La formule est parfaite pour comprendre pourquoi j'ai dramatisé des échecs amoureux qui arrivent à n'importe qui : les réactions destructrices que j'ai eues en fin de première/début de terminale sont aussi théâtralement exagérées que l'est la Terreur sous la Révolution. Ce qui me fait emprunter cette phrase de Jean-Clément Martin : "La Terreur est l'effet du surgissement d'une question politique dans une société en plein changement qui n'arrive pas à dépasser ses contradictions". Dans mon cas, ça donne : "La crise de l'été 2003 est l'effet du surgissement d'une question amoureuse chez un être qui n'arrive pas à dépasser ses contradictions".
La classe comme analyse, hin ?
La Terminale L apparaît alors comme l'aboutissement de toutes ces transformations, qui ont commencé en première.
Mon fanatisme de la chanson française. Enfin, la vraie, pas la variété (sauf Zazie mais je vous épargne une démonstration de "pourquoi Zazie est en réalité une vraie artiste"). Je sais aussi un peu mieux me présenter : maquillage ou coiffure ressemblent déjà davantage à quelque chose. Ca n'a rien de superficiel, c'est juste que l'intérieur et l'extérieur sont liés : se sentir belle pour se sentir bien (on dirait un slogan pour une marque de cosmétiques) (y'avait pas une pub pour Nana ou Tampax aussi qui ressemblait à ça ?) (désolée).
Et puis mon rapport aux autres a définitivement changé avec les vacances d'été qui se sont passées juste avant. J'ai inauguré mes 16 ans en passant la semaine suivant immédiatement mon anniversaire chez Aude. Aude ne saura sûrement jamais à quel point cette semaine a été le tournant de mon adolescence. Mes capacités de sociabilisation ont littéralement explosé en sept jours tandis que j'ai achevé de me voir autrement. Si j'étais chrétienne, je dirais que ces vacances m'ont créée en sept jours. C'est à la fois dû à Aude, qui était tout ce que je voulais être, et au fait que la séparation du cocon familial intervienne à ce moment-là précis.
Si Mademoiselle Nombril m'avait vue, elle ne se serait pas reconnue. Elle n'aurait jamais cru à un tel changement.
L'année de Terminale L est celle de la stabilisation qui a permis le miracle de l'hypokhâgne. Ma devise n'était plus "le bonheur à tout prix", façon Antigone. J'ai renvoyé ma sublime obstination du "Tout ou rien" aux calendes grecques. J'ai laissé mes préjugés au vestiaire (notamment grâce à mes discussions avec Cam', où j'ai réalisé de nombreux préjugés plus souvent qu'à mon tour, et grâce aux cours de philo où la prof était garantie 0% d'idée reçue). Les "Je sais pas vraiment" et autres "Je pense que c'est pas si simple" se sont immiscés dans mes phrases. Enfin un peu de nuances. J'ai laissé tomber les caprices enfantins, pour comprendre que tout n'était pas à mes pieds, encore moins les gens. Ma nouvelle devise est passée de "vive le bonheur", coquille vide de sens, à "rechercher la vie n'importe où" (trouvée dans "Muteen", et j'assume -ou pas), qui incite à voir toutes les petites choses agréables. Et réelles.
Je suis passée d'Antigone à Philippe Delerm et sa "Première gorgée de bière, et autres plaisirs minuscules".
L'année de mes 16 ans est celle de la réelle ouverture au monde. Il ne me manquait que le temps nécessaire pour fuir mes démons, afin de vraiment profiter de tous ces changements. Mes 16 ans resteront sûrement comme une sorte d'âge mythique, qui a changé sinon ma vie, du moins ma jeunesse. Il suffit de voir le sous-titre que j'avais donné à mon précédent blog : "La vie, c'est mieux à 16 ans". C'est cette année-là que Mademoiselle Nombril a réellement changé de nom pour s'assimiler davantage à Mam'selle Bulle (vous savez, celle qui traverse les nuages ?), et qu'a été amené en douceur le miracle de l'hypokhâgne, sur lequel je ne reviens pas.
Je suis passée par tous les états possibles de l'adolescence : repli sur soi et ouverture au monde, idées noires intenses et joies bondissantes, paresse intellectuelle et recherche de la nouveauté, rejet de soi et acceptation de ce que je suis, glacis de mépris protecteur et humilité.
J'en parle comme si j'avais 40 ans, mais c'est juste que j'ai assez de recul pour comprendre ce qui s'est passé à ce moment-là : j'ai
grandi. Et loin d'être le cauchemar que je m'imaginais jusqu'en 2nde, je crois que c'est maintenant que la vie commence.
[ Bande Son ] et
[ Bande Son bis ]